Oeuvre pleine des résonances des discours de l'Antiquité classique, le "Discours de la servitude volontaire" fait écho aux luttes politico-religieuses intestines du milieu du 16e siècle mais c'est avant tout une prise de position contre les tyrans et la tyrannie sous toutes ses formes. Inspiré par la passion antique pour la liberté, la thèse principale d'Étienne de La Boétie est de montrer que tout pouvoir a un caractère arbitraire et que la servitude des peuples est due d'abord à leur propre ignorance et à leur manque de volonté de retrouver la liberté naturelle à l'homme. Selon lui si le peuple se contentait ne serait-ce que d'un refus passif du pouvoir, celui-ci tomberait, mais en réalité une grande partie préfère les petites faveurs et privilèges octroyés par le pouvoir plutôt que son droit à la liberté. Le "Discours de la servitude volontaire" a constitué et constitue encore un texte de référence pour de nombreux mouvements de contestation politique et de désobéissance civile. Il resurgit contre les pouvoirs en place à chaque époque troublée: au 16e siècle par l'opposition calviniste à la monarchie catholique puis par l'opposition catholique à Henri IV, en 1789 par la contestation révolutionnaire de Marat d'abord puis du cercle de Babeuf, sous la Restauration, à la fin du 18e, au 19e par Lamennais qui le réédite contre la monarchie de Juillet, au début du 20e par l'anarchiste Gustav Landauer, pendant la Seconde Guerre mondiale sous le titre d'"Anti-Dictator", récemment encore, pendant l'épidémie de Covid-19, contre la tyrannie des autorités sanitaires. Cette édition contient la version originale du texte en ancien français et une version transcrite en français contemporain, ainsi qu'un Mémoire sur l'Édit de janvier 1562, une lettre de Montaigne et une biographie d'Étienne de La Boétie.
À l'automne 1926, Emmanuel Bove est un jeune écrivain en vogue et la critique le compare déjà à Marcel Proust. Son éditeur lui passe commande d'un récit de voyage pour sa collection "Portraits de France". Alors que François Mauriac se penche sur Bordeaux, Edmond Jaloux sur Marseille et Paul Morand sur Toulon, Emmanuel Bove décide pour sa part de s'installer pendant un hiver dans une petite ville de la banlieue parisienne qui "existe à peine", Bécon-les-Bruyères. Là, il observe minutieusement son nouvel habitat et décrit sur une centaine de pages - non sans une certaine ironie et beaucoup de poésie - le moindre détail de la vie de Bécon-les-Bruyères, à commencer par sa gare qui dessert jusqu'à Courbevoie et Asnières. Il ne voyagera pas plus loin, mais son récit composé d'une suite d'instantanés du désenchantement et de la banalité quotidienne deviendra un petit chef-d'oeuvre d'un nouveau genre littéraire, la fiction documentaire, en même temps qu'un archétype de tous les récits de no man's land. Ici une boîte aux lettres abandonnée, là un kiosque à journaux fermé ou une tombe d'un cimetière de chiens. Peter Handke (Prix Nobel de littérature 2019) ne s'y trompera pas, affirmant: "Bécon-les-Bruyères est pour moi le plus grand de tous les textes de Bove. Un texte qu'on doit absolument lire. Il décrit une banlieue mythique et, en même temps, son écriture est absolument modeste. C'est la banlieue absolue".
Après avoir vécu de longues années dans le conformisme des moeurs urbaines, Knut Pedersen éprouve le besoin de retourner dans la nature qu'il a connu pendant sa jeunesse. Ainsi espère-t-il retrouver la paix et la force d'âme que la ville lui a fait perdre. Il part sur les chemins de sa Norvège natale, vagabonde en solitaire, plein d'espoir mais aussi de mélancolie romantique et de vague à l'âme. Il travaille ici ou là dans des fermes, retrouve d'anciens compagnons, tombe amoureux d'une jeune femme, se livre à la boisson et à la débauche pour noyer son chagrin, fuit et s'éloigne encore de la ville. Mais le salut est difficile, la sérénité se conquiert et les chutes désespérées de Knut montrent quelle peine il éprouve à se dépouiller de ses habits d'homme civilisé mal dans sa peau. Avec "Sous l'étoile d'automne", et son pendant "Un vagabond joue en sourdine", Knut Hamsun célèbre ici la nature et le vagabondage comme ultime expérience existentielle.
Roman semi-autobiographique d'une grande finesse psychologique, "La Faim" relate les déboires d'un jeune écrivain solitaire et famélique errant dans les rues de Christiania (aujourd'hui Oslo). Refusant toute contrainte matérielle, il entretient son anorexie par orgueil et provoque lui-même sa misère et son désespoir afin de pouvoir écrire, s'inventer d'autres destinées, d'autres identités. A la fin, assumant totalement sa vie de chien errant au coeur du monde, il se fait embaucher sur un navire en partance. En partie influencé par l'oeuvre de Dostoïevski et opposé au genre réaliste alors en vogue, "La Faim" signe le véritable début de la carrière littéraire de Knut Hamsun, qui recevra le prix Nobel de littérature en 1920. Par bien des points, le roman préfigure les écrits de Kafka et d'autres auteurs existentialistes qui écriront sur la condition de l'homme contemporain. Salué par André Gide, Henry Miller, André Breton ou encore Octave Mirbeau, "La Faim" est aujourd'hui considéré comme l'un des chef-d'oeuvres de la littérature européenne du XXe siècle.
Durant l'hiver 1899-1900, alors qu'une épidémie de grippe sévit, Charles Péguy, jeune fondateur des Cahiers de la Quinzaine, est terrassé par le virus. Il a soudain peur de mourir mais, passé la prise de conscience sur la fragilité de la condition humaine, il ne s'apitoie pas sur son sort et publie bientôt trois textes: De la grippe, Encore de la grippe et Toujours de la grippe, à la fois récit de son expérience et méditation sur la maladie, aussi bien individuelle que sociale. Péguy consulte d'abord un brave médecin de famille, vrai soignant de terrain, qui l'invite à se confiner et à s'aliter. Puis un autre docteur apparaît, citoyen socialiste révolutionnaire et internationaliste, plus moraliste, qui s'intéresse pour sa part davantage à la maladie du corps social. Il lui conseille de lire la célèbre Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies de Blaise Pascal, qui associe la destruction du corps individuel à la destruction du monde. Après Pascal, puis Corneille et Sophocle, Danton le révolutionnaire est à son tour invoqué à propos de l'appel à sauver la patrie (De l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace). Enfin, les Dialogues philosophiques d'Ernest Renan sont prétexte à de nouvelles réflexions sur un autre versant de ce «monde malade». Les médecins peuvent livrer à leurs patients la vérité sur leur maladie intime, mais, pour ce qui est de la fragilité et de la maladie du corps collectif, le secret reste bien gardé par les gouvernants et le citoyen ne sait plus à quelle vérité se vouer.
En 1791, Olympe de Gouges s'installe à Auteuil, où elle fréquente les milieux intellectuels avant-gardistes de l'époque, se liant d'amitié avec Sophie de Condorcet et Fanny de Beauharnais. Le 14 septembre, elle publie une brochure radicalement féministe, intitulée "Les Droits de la femme", qu'elle adresse à la reine Marie-Antoinette. Entre la dédicace à la reine et une proposition de "Contrat social entre l'Homme et la Femme", l'opuscule inclut surtout sa désormais célèbre "Déclaration des droits de la Femme et de la Citoyenne", pendant polémique de la "Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen" de 1789. Outre une exhortation à donner enfin la parole aux femmes - "La femme a le droit de monter sur l'échafaud; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune", proclame l'article X - le texte dénonce le fait que la Révolution oublie les femmes dans son projet puisque une bonne partie des droits fondamentaux - droit de vote, droit de propriété, droits professionnels, etc. - ne s'applique qu'aux hommes. Destiné à être présenté à l'Assemblée nationale le 28 octobre 1791, ce premier document juridique français évoquant l'égalité des sexes et proclamant le droit des femmes à devenir des citoyennes égales aux hommes en matière civile et politique, est refusé par la Convention.
Après une randonnée en canoë d'Anvers jusqu'à Pontoise - racontée dans "Un voyage sur le continent" - Robert Louis Stevenson (1850-1894) traverse à pied les Cévennes et relate son périple dans "Voyage avec un âne dans les Cévennes", publié à Londres en juin 1879. Parti le 22 septembre 1878 du Monastier, près du Puy-en-Velay (Haute-Loire), le futur auteur de "L'Île au Trésor" conte son cheminement en compagnie de l'ânesse Modestine jusqu'à Saint-Jean-du-Gard, près d'Alès (Gard), où il arrive 12 jours plus tard, le 03 octobre. Outre les descriptions poétiques des paysages et les réflexions que lui inspire la nature, ces quelque 195 km à pied à travers les Cévennes sont aussi l'occasion pour l'écrivain écossais d'évoquer l'histoire de la révolte des Camisards. L'itinéraire suivi par Stevenson est aujourd'hui devenu un chemin de Grande Randonnée, le GR 70.
Conçu, écrit et constamment remanié entre 1816 et 1830, demeuré inachevé mais publié à titre posthume en 1832, "De la guerre" doit sa célébrité et son influence au fait qu'il est le premier traité de stratégie militaire à envisager la guerre comme constante anthropologique et à en élaborer une philosophie. Tirant la leçon des bouleversements introduits dans la conduite des guerres par les campagnes de la Révolution française et de l'Empire, Clausewitz insiste sur le rôle décisif que jouent les forces morales dans les conflits, alors que les auteurs spécialisés jusqu'alors ramenaient l'art de la guerre à de simples séries de mouvements de troupes. Selon lui, les soldats doivent être galvanisés par de puissantes motivations idéologiques et la force d'âme, faite de courage et de détermination mais aussi de clairvoyance intellectuelle, est la qualité suprême du chef de guerre. S'opposant au cosmopolitisme et à l'humanisme pacifiste de la génération des Lumières en Prusse, qui avait accueilli avec enthousiasme le traité d'Emmanuel Kant "Pour la paix perpétuelle", il met ici véritablement en relation la guerre et la politique en développant sa célèbre formule selon laquelle "la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens". Selon lui, la guerre n'est "ni un art, ni une science, mais un acte de la vie sociale". De théories sur le concept de "guerre absolue" ("La guerre est un acte de violence à l'emploi de laquelle il n'existe pas de limites") en réflexions sur la doctrine stratégique ou la guérilla, "De la guerre" sera lu et relu avidement par la plupart des responsables politiques et militaires des 19e et 20e siècles, dont notamment Marx, Engels et Lénine, même si l'enseignement que ces générations ont cru devoir en tirer montrent que son interprétation a donné lieu à de graves contresens, dont le plus éclatant a consisté à faire de lui un précurseur de la guerre totale. Indéniablement, Clausewitz est un belliciste pour qui la guerre est l'épreuve la plus haute et la plus salutaire dans la vie des États, et le moyen privilégié de l'affirmation nationale, mais ce bellicisme n'est pas sommaire. Il découle d'une conception nouvelle de la nation, inspirée par la leçon de la défaite de Iéna qui a failli entraîner la disparition de la Prusse et la transformation de l'Allemagne en satellite de la France.
Noctambule invétéré et marcheur infatigable, Léon-Paul Fargue, sans doute le plus célèbre des "Piéton de Paris", ne cesse d'arpenter Paris au gré des amitiés et des cafés, flânant dans son arrondissement préféré, le Xe, entre la gare du Nord et le boulevard de la Chapelle, allant de la rive gauche à Montmartre et de Clichy à Vincennes, faisant l'aller-retour entre la librairie d'Adrienne Monnier, rue de l'Odéon, et la brasserie Lipp, boulevard Saint-Germain, dont les carreaux de céramique proviennent de la fabrique paternelle dont il est le patron. Compagnon d'écrivains et d'artistes comme, entre autres, Pierre Bonnard, Pablo Picasso, Claude Debussy, Erik Satie, Igor Stravinski, Diaghilev, Paul Claudel, Paul Valéry, André Gide, Valéry Larbaud, André Breton ou encore Louis Aragon, il occupe dans la société littéraire de la première moitié du XXème siècle une position exceptionnelle, et son oeuvre est une véritable mémoire de la littérature française. Mais son importance ne se limite pas aux seules qualités documentaires de ses amitiés et de ses déambulations parisiennes. Son admirable "Piéton de Paris" est avant tout l'occasion de découvrir un grand écrivain et un poète riche d'humanité, de profondeur et de résonances.
En 1926, l'auteur de "Marseille, porte du Sud", s'intéresse aux réseaux de prostitution et en particulier au sujet très sensible à l'époque de la "traite des blanches", à savoir l'émigration plus ou moins forcée vers l'Argentine de jeunes femmes françaises pauvres tombées sous la coupe de proxénètes. Après avoir recueilli des renseignements dans le milieu des souteneurs et des recruteurs parisiens, le grand reporter embarque pour Bilbao, Buenos Aires et Montevideo. Sur place, de trottoirs en maisons closes, il mène une passionante enquête de terrain sur la piste des "Franchuchas" malgré l'hostilité de la pègre locale avec ses maquereaux, trafiquants, rastaquouères et canailles en tous genres, tels Vacabana le Maure ou Victor le Victorieux. Il décrit avec minutie les mécanismes et relations de complicité ou d'intérêts bien compris entre tous les membres de ces réseaux de prostitution, notamment entre les filles et leurs protecteurs, ainsi que les diverses communautés impliquées, comme par exemple la puissante "Zwi Migdal", une organisation de proxénètes juifs qui prostitue pour sa part les femmes juives polonaises. "Le Chemin de Buenos Aires", sous-titré "La traite des blanches", est l'une des enquêtes les plus humanistes et les plus engagées d'Albert Londres qui, le premier avec ce livre-reportage, n'hésite pas souligner la responsabilité collective du phénomène et à mettre en cause le système social patriarcal et machiste qui l'engendre et en tire profit.
À Londres en 1943, alors qu'elle travaille au Commissariat à l'Intérieur de la France libre, Simone Weil rédige sur commande du général de Gaulle, un "Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain", essai qui prendra le titre d'"Enracinement" lors de sa publication à titre posthume par Albert Camus en 1950. Composé en trois parties: "Les besoins de l'âme", "Le Déracinement" et "L'Enracinement", Simone Weil y poursuit le travail commencé dans ses "Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale", mais traite ici plus spécifiquement des devoirs envers l'être humain et non plus envers le groupe social des travailleurs opprimés. L'homme, affirme-elle, s'est "déraciné" des lois de la nature par sa conquête de la terre et par sa soumission à l'idée de progrès. Il lui faut maintenant poser des devoirs envers lui-même. Sur un autre plan de pensée, plus politique et concernant le déracinement du peuple français, son principal souci demeure le maintien de la souveraineté nationale au sein de l'Etat. Mais pour elle, la nation doit être un ensemble liant forces naturelles et forces spirituelles, entre autres par le travail. En réinscrivant l'homme dans une réalité non séparée de la volonté de Dieu, le travail signifie un consentement au monde et rend sa responsabilité à l'homme. Plus qu'un levier dans la vie sociale, il en devient le centre spirituel.
Écrivain influencé par le Parnasse et le Symbolisme, journaliste littéraire et académicien cultivé et raffiné, voire quelque peu maniéré, Henri de Régnier (1864-1936) offre ici sa prose à une petite ville de Bourgogne du sud, Paray-le-Monial. Dans un récit quelque peu nostalgique et mélancolique parsemé des souvenirs de sa famille, il raconte l'histoire et la géographie de ce lieu inspiré fondé avant l'an mille par les moines de l'Ordre de Cluny puis devenu au fil des siècles "cité du Sacré-Coeur" et haut lieu de pélerinage catholique. Avec son sens du passé alliant culture classique et rêve romantique, il traverse les siècles, racontant la fondation du monastère au sommet du "Val d'Or", l'expansion du "Paredum monial" sur les bords de la Bourbince, la construction de ce chef-d'oeuvre d'architecture romane qu'est la basilique, la canonisation de la Bienheureuse Marguerite-Marie Alacoque, inspiratrice du culte du Sacré-Coeur de Jésus, la généalogie de la noblesse régionale, les guerres de religion, les destructions de la Révolution et autres faits historiques marquants de la petite cité du pays charolais. - "C'est là que je reviens souvent en pensée, au soir de ma vie, vers les chers disparus dont la mémoire se mêle aux souvenirs de mes lointaines années. De là je domine la tranquille petite ville de France à laquelle m'attachent tant de liens de famille, la petite ville que je vois groupée sur les rives de sa Bourbince, avec ses rues, ses places, ses maisons, ses jardins, autour de sa vénérable basilique Clunysienne, le Paray-le-Monial de ma jeunesse, le Paray-le-Monial des "Jours Heureux" et des "Vacances d'un jeune homme sage", à qui j'offre ici ces images de son passé." - Henri de Régnier.
Durant la Première Guerre mondiale, alors que tous les hommes valides sont mobilisés sous les drapeaux, les femmes restées à l'arrière doivent prendre la relève dans les campagnes, cumulant le travail domestique et le travail aux champs. "Les Gardiennes" raconte l'histoire de quelques-unes d'entre elles dans une ferme du bocage poitevin. Hortense Misanger, 58 ans, maîtresse femme énergique, autoritaire et dûre à la tâche, est la grande gardienne de l'exploitation agricole. Son mari est trop usé pour travailler. Ses trois jeunes fils et son gendre, tous paysans, sont au combat sur le front. Solange, leur fille, exploite à grand peine la propriété de son mari, fait prisonnier en Allemagne. Engagée comme domestique pour aider aux champs et à la maison, Francine est une jeune orpheline tout juste sortie de l'Assistance Publique. Marguerite, petite boulangère du village, est amoureuse de l'un des fils Misanger. Entre les travaux agricoles harassants, l'éducation des enfants, les réquisitions de chevaux pour l'effort de guerre, les lettres aux soldats, les permissions des fils qui tombent les uns après les autres au champ d'honneur, les intempéries, l'arrivée des premières machines agricoles, la présence au village de soldats américains alliés qui tentent de séduire les femmes, les problèmes de succession et de partage des terres, et toute l'âpre vie quotidienne du monde paysan en ce début du XXème siècle, se noue une intrigue faite de solidarité, de fidélité, de sororité, d'émancipation féminine, de pudeur sentimentale, mais aussi de rivalités et de frustrations amoureuses et sexuelles, de pressions morales et d'injustices sociales, de délations, trahisons et ingratidudes. Ernest Pérochon, instituteur dans son bocage natal des Deux-Sèvres, lauréat du prix Goncourt 1920, futur grand résistant en 1940, rend ici un très réaliste et très poignant hommage à toutes ces femmes courageuses qui ont assuré le travail paysan malgré les épreuves, permettant ainsi de garder intact le patrimoine rural et de nourrir la population française pendant la Grande Guerre. "Les Gardiennes", avec son style tout en simplicité, son ton ouvertement pacifiste et féministe avant l'heure, sa justesse des descriptions et des portraits, reste le seul témoignage littéraire de l'entre-deux-guerres sur le rôle capital de ces femmes épouses, filles ou mères de poilus. Le roman a été adapté en 2017 au cinéma par Xavier Beauvois, avec Nathalie Baye, Iris Bry et Laura Smet dans les principaux rôles.
L'intrigue débute au cinéma par la projection du dernier film de Jean Rivière, "Les Deux Mondes", où l'héroïne - incarnée par la jeune et belle actrice Suzy Pommier - est assassinée dans sa baignoire par un ex-amant. Plus tard dans la nuit, la jeune première est étranglée dans son bain, tout comme dans le scénario du film. L'inspecteur Hector Mancelle s'empare du dossier et, entre intuitions et révélations, mène astucieusement l'enquête jusqu'au dénouement final, confondant le criminel après une magistrale démonstration de son savoir-faire policier. La solution de l'énigme était donnée dans le film même pour qui savait la voir. Second polar d'Emmanuel Bove, qui a travaillé comme journaliste à "Paris Soir" et "Détective" (organes de presse friands de faits-divers sordides), "Le meurtre de Suzy Pommier" a le charme d'un film noir d'antan, restituant une ambiance désenchantée quelque peu désuète type "36 Quai des Orfèvres", entre enquête policière à la Maigret et vie parisienne de l'entre-deux-guerres.
Le Mont Analogue, sous-titré "Roman d'aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques", relate l'expédition d'un groupe de voyageurs vers une mystérieuse montagne rendue invisible par une courbure de l'espace. Cette montagne toute symbolique est la voie unissant la Terre au Ciel et les étapes de son ascension marquent les stations d'une élévation spirituelle: "La Montagne est le lien entre la Terre et le Ciel. Son sommet unique touche au monde de l'éternité, et sa base se ramifie en contreforts multiples dans le monde des mortels. Elle est la voie par laquelle l'homme peut s'élever à la divinité, et la divinité se révéler à l'homme." À la fois récit d'exploration d'un pays imaginaire et conte métaphysique, Le Mont Analogue - non terminé en raison de la mort prématurée de l'auteur en 1944 - est considéré comme l'aboutissement de la quête existentielle et littéraire de René Daumal. Il inspirera notamment le cinéaste Alejandro Jodorowsky pour son film "La Montagne sacrée".
Durant les hivers 1915-16 et 1916-17, Freud donne une série de conférences à la faculté de médecine de Vienne. Indice de la popularité croissante de la psychanalyse à l'époque, ces conférences, publiées en volume et bientôt traduites dans une quinzaine de langues, connaîtront un grand retentissement dans le monde entier. Un siècle plus tard, le succès de ce livre-source de la psychanalyse et du freudisme, ne se dément toujours pas. "L'Introduction à la psychanalyse" comprend trois groupes de leçons: les quatre premières - qui reprennent en partie la matière de "Psychopathologie de la vie quotidienne" - concernent les actes manqués. Dans le chapitre introductif, Freud y fait alterner avec brio le sérieux et l'humour, la rigueur et la dérision, afin de présenter sa nouvelle science à un public qu'il considère mal informé, voire en partie hostile. Il s'attarde notamment sur la distinction entre médecine et psychanalyse: "Le traitement psychanalytique ne comporte qu'un échange de paroles entre l'analysé et le médecin", assène-t-il. Il aborde ensuite les deux grandes difficultés qui attendent les analysants: l'essentiel des processus psychiques sont inconscients et la sexualité y joue un rôle majeur avec ses divers phénomènes de pulsions, de résistances, de refoulements et de sublimations. Les onze leçons suivantes - synthèse récapitulative de l'ouvrage pionnier "L'Interprétation du rêve" - sont consacrées au rêve et à la connaissance nécessaire de son imposant corpus de symboles lorsque la technique de l'association libre n'opère pas. Enfin les treize dernières sont regroupées sous le titre de "Théorie générale des névroses" et marquent une étape importante dans le développement théorique freudien qui sera poursuivi par la suite à travers les études sur la libido, l'inhibition, l'angoise ou encore le narcissisme. Le dernier chapitre est consacré à la thérapeutique analytique, soulignant tant les préjugés auquels elle doit faire face que les abus auquels elle peut donner lieu, du fait notamment de la manipulation du transfert.
Publié en 1913 dans les Cahiers de la Quinzaine, L'Argent est l'un des essais où Charles Péguy exprime le plus ouvertement son rejet du monde moderne. Traitant de la réforme de l'école et de la guerre scolaire qui fait alors rage, de Jules Ferry et des hussards noirs - ces instituteurs publics de la IIIe République qui l'ont formé -, de Jean Jaurès et du Socialisme, de Charles Maurras et de l'Affaire Dreyfus, du travail artisanal bien fait et de l'ascenceur social, de l'Église et de la République, l'auteur de Notre jeunesse s'en prend violemment à une certaine France des bourgeois et des propriétaires, une France qu'il voit sombrer au tournant du XXème siècle dans l'esprit de lucre, la spéculation et la politique politicienne au détriment du partage des vraies richesses.
Devenu célèbre, et poussé par un mystérieux besoin de fuite où l'on peut voir un des premiers signes de sa future folie, Maupassant entreprend dans les années 1880-85 une série de voyages, la plupart en Méditerranée, dont il rapporte de passionnantes impressions recueillies dans les volumes intitulés "Au soleil", "Sur l'eau" et "La Vie errante". "La Sicile", publié d'abord en revue avant d'être intégré en 1890 dans le recueil "La Vie errante", est le titre de son carnet de voyage dans l'île italienne en 1885. Après avoir longé la côte italienne sur son yacht, il passe le détroit de Messine "tout entier parfumé comme une chambre de femme", et découvre la Sicile, peu visitée à cette époque, qu'il baptisera la "perle de la Méditerranée". Palerme, Monreale, Agrigente, Syracuse, l'Etna, Taormine ("un paysage dans lequel on trouve tout ce qui semble exister sur terre pour séduire les yeux, l'esprit et l'imagination"), l'auteur de "Bel-Ami" est littéralement fasciné par la beauté des principaux sites et la chronique de son voyage transporte le lecteur dans la géographie, l'histoire et l'âme de la Sicile mieux que le ne ferait aucun guide touristique.
Dans cet essai, Bergson propose de comprendre mais aussi de pratiquer la métaphysique. Le philosophe y définit l'intuition comme une sympathie intellectuelle par laquelle il est possible de s'introduire à l'intérieur d'un objet, afin de coïncider avec ce que celui-ci a d'unique et d'inexprimable. Il expose comment seule l'intuition, donnée immédiate de la réalité, permet de réaliser une métaphysique car elle est seule capable de saisir l'absolu et la réalité en soi par-delà toute connaissance conceptuelle symbolique et relative. La durée, notion indissoluble de la vie de la conscience dans laquelle se fondent le présent et le passé, est par exemple un objet uniquement préhensible par l'intuition métaphysique. Cette critique de l'intellectualisme par l'auteur du "Rire" condamne aussi bien l'empirisme et le rationalisme que les théories psychologiques. Pour acquérir l'intuition métaphysique, et donc s'approcher de l'absolu, il est indispensable selon lui d'inverser le sens de la pensée.
"La Vie d'un simple" est le récit biographique romancé, mais profondément réaliste et humaniste, de la vie de Tiennon Bertin, un vieux paysan voisin de ferme de l'auteur. Pour Émile Guillaumin, inspiré par la lecture du "Jacquou le Croquant" d'Eugène Le Roy, il s'agit alors de "montrer aux messieurs de Moulins, de Paris et d'ailleurs ce qu'est au juste une vie de métayer". Témoin privilégié du monde rural - il est lui-même paysan dans ce terroir bourbonnais et commence déjà à s'engager activement dans le syndicalisme agricole - il rend compte de la vie quotidienne de son personnage, décrivant et analysant très finement la condition paysanne et son évolution dans la région, notamment les relations de domination entre les paysans qui cultivent la terre et leurs «maîtres» propriétaires des fermes. Son émouvant récit constitue un document exceptionnel sur la vie paysanne en France pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Publié en 1904, le livre fera d'emblée une très forte impression sur le public. Soutenu par Octave Mirbeau, Lucien Descaves, Charles-Louis Philippe et Daniel Halévy, il manquera de peu le Prix Goncourt. Pour la première fois dans l'histoire de la littérature française la vie rurale se trouve en effet évoquée dans sa sourde réalité par un petit paysan de son état. Avec cette vie d'un simple métayer surgie des profondeurs de la France éternelle à l'aube du XXème siècle, Guillaumin touche le tréfonds du monde paysan et, par là, le peuple français tout entier dans sa force et sa faiblesse.